samedi 19 mars 2022

De la philosophie à la coopération au développement

Après avoir passé près d’une dizaine d’années en philosophie, mon parcours professionnel m’a amené après bien des détours dans le secteur de la coopération au développement. J’occupe actuellement un poste de chef de projet et directeur pays au Tchad pour la Fondation suisse Swisscontact. Je peux dire que je trouve dans mon activité professionnelle actuelle de grandes satisfactions et motivations. Je crois aussi que, avec l’équipe de Swisscontact au Tchad, nous atteignons des résultats. Cela confirme à mes yeux l’adéquation entre moi et mon emploi actuel.

Même si je ne sais pas comment mon parcours professionnel évoluera à l’avenir, je constate aussi que mon activité présente m’ouvre des portes auxquelles je n’avais pas pensé auparavant –ou plus exactement des possibilités auxquelles je n’avais jamais pensé que comme des idées vagues et inaccessibles.

Ce développement de ma vie professionnelle était peu prévisible, et je pense que le récit de mon aventure professionnelle peut apporter des idées ou des pistes à d’autres personnes.

Depuis toujours, j’ai eu un don pour le dessin, et j’ai été encouragé par ma famille dans cette voie. Vers 14-15 ans, j’ai commencé à suivre des cours de dessin et de peinture dans l’atelier municipal voisin. J’ai longtemps investi ce projet de choisir la peinture comme métier, et je me suis beaucoup entretenu dans cette idée.

Le système français nous amène – nous oblige – à choisir très tôt notre voie professionnelle. C’était du moins le cas lorsque j’étais élève, et je pense que, malgré des évolutions, le paradigme reste à peu près le même aujourd’hui. Dès le collège – et même avant – il importe de savoir si l’on va suivre une filière générale ou une filière technique (la seconde étant d’ailleurs généralement plutôt proposée à ceux qui réussissent moins bien à l’école). Les professionnels de l’éducation et les familles s’efforcent de détecter les facilités, les goûts pour les différentes matières, afin d’orienter les parcours selon des aptitudes censées correspondre à des métiers à dominante scientifique, ou littéraire, ou commerciale, comme si ces différentes aptitudes étaient incompatibles, ou comme si un métier correspondait à l’application de compétences acquises à l’école.

Au lycée, l’impératif de choisir se renforce, et l’on doit s’orienter dans un type de spécialisation. Pour moi, les représentations que je m’étais forgées autour de la peinture ont été déterminantes de mon choix, même s’il s’agit d’un choix plutôt par défaut. Étant plutôt doué, comme on dit, je réussissais sans trop me fouler, et je travaillais lorsqu’il fallait remonter mes notes. Cette stratégie montra ses limites en classe de seconde, et je dus redoubler. L’autre option était de suivre une filière gestion, ce qui relevait surtout de la volonté de l’établissement d’avoir de bons chiffres pour maintenir sa réputation. Mon choix se tournait vers une première littéraire, et j’optai donc pour le redoublement, plutôt que pour une filière qui me correspondait assez peu.

Mon redoublement me permit de choisir la filière littéraire, avec assez de mathématiques tout de même, ce qui maintenait l’éventail des possibles assez ouvert. À l’époque, je n’avais pas tellement d’idée de ce que je voulais faire. La peinture me tendait les bras, mais je n’étais pas très sûr de mon choix.

J’ai finalement choisi de faire des études de philosophie à l’université et me suis donc inscrit en DEUG à la Sorbonne. Mon choix peut sembler assez surprenant au regard de mes projets artistiques. Dans mon esprit, à l’époque, il s’agissait de faire un choix un peu pragmatique. Les filières artistiques que l’on me présentait semblaient difficiles d’accès et ce que j’en entendais ne correspondait pas tellement à ce que je voulais faire. On parlait alors d’approches très intellectuelles et abstraites, un peu fumeuses, à vrai dire, quand, pour ma part, il s’agissait surtout de peindre. De plus, les chances de réussir à vivre de ma peinture me semblaient assez minces, et je me disais qu’il serait peut-être plus prudent de vivre grâce à l’enseignement de la philosophie, qui me laisserait à côté le temps de peindre.

À vrai dire, j’ai plutôt bien réussi en philosophie et je me suis intéressé à la philosophie de l’art, qui conjuguait des questions philosophiques, artistiques et religieuses – la religion ayant toujours été à l’arrière-plan de ma réflexion philosophique. Après une maîtrise en philosophie de l’art, la piste du doctorat m’apparut assez solide. Ma première tentative de passer l’agrégation de philosophie s’est soldé par un échec relatif, car je réussis les épreuves écrites, et échouai aux épreuves orales avec une moyenne qui ne me plaçait pas très loin des derniers admis. Ces succès et demi-échecs m’encouragèrent à poursuivre en philosophie.

En parallèle de mes études, il arriva un temps où je fus obligé de commencer à gagner ma vie. J’avais eu la possibilité de loger chez mes parents pendant un bon moment, ce qui m’avait aussi permis d’éluder cette nécessité de me prendre en charge. De petits boulots de surveillants en petits boulots de surveillants, je n’avais pas eu beaucoup d’opportunités de toucher au monde professionnel.

Au moment de faire mon service national, j’hésitai à faire un service dans la coopération internationale. À l’époque, j’envisageais de faire un doctorat, qui se présentait plutôt sous de bons auspices, et interrompre pendant deux ans cette dynamique ne me paraissait pas souhaitable. J’optai donc pour un volontariat dans le cadre de la prévention de la délinquance dans les quartiers sensibles, qui me permettait de limiter la césure à une année. Après cette expérience, je repris le cours de mes études.

Après trois ans de doctorat, je n’avais pas grand-chose. Je prolongeai d’une année. Après quatre ans de doctorat, je n’avais pas grand-chose de plus. Je prolongeai encore d’une année. Je renouvelai encore une année. Je passai de nouveau l’agrégation et, de nouveau, j’échouai aux épreuves orales. Bi-admissible à l’agrégation, c'était tout de même quelque chose, un statut.

À l’approche de la fin de ma cinquième année de doctorat, mon directeur de recherche me demanda de lui présenter l’état d’avancement de mon travail, sous forme d’un document de 200 pages. Il m’était encore possible de prolonger de deux ans au maximum, et il fallait des éléments pour justifier une énième prolongation. Je ne fus pas long à réaliser que je n’avais absolument pas de quoi lui fournir cette présentation. Mes recherches m’avaient éparpillé dans mille directions, et je n’arrivais pas à rassembler tout cela dans une vision d’ensemble. Et à vrai dire, j’avais un peu vécu sur mes acquis.

Le besoin de gagner ma vie m’avait amené à travailler en freelance avec une agence web, qu’avaient lancée des amis à Paris. Après bientôt dix ans en philosophie, mon projet de peindre restait en marge de ma vie, et j’éprouvais le besoin de remettre de la créativité dans ma vie. Initialement, je pensais trouver dans une activité de graphiste indépendant l’occasion de raviver cette créativité et de gagner ma vie grâce à une pratique artistique. De prestations en prestations, je m’aperçus assez vite qu’il ne suffisait pas de savoir dessiner pour être graphiste. Je ne connaissais pas le métier. De plus, l’agence avec laquelle je travaillais n’avait pas vraiment besoin d’un graphiste, et me fit plutôt travailler comme développeur. Par goût, j’avais appris à programmer en autodidacte, et je pus mettre à profit ces compétences. De fil en aiguille, mes prestations débouchèrent sur un contrat, et je me consacrai à cette activité, en gagnant progressivement en responsabilités, au point de devenir chef de projet.

Je continuais en parallèle mes activités de peintre, et je pus faire quelques expositions qui eurent un certain succès – du moins à mon échelle. Après plusieurs années, cette activité me laissait insatisfait. Je ne voyais pas vraiment comment je pouvais évoluer dans l’agence qui m’embauchait, et je n’avais pas vraiment envie de continuer dans ce domaine en changeant d’entreprise. De plus, des raisons personnelles m’amenèrent à un point de ma vie où j’éprouvais le besoin de tout remettre à plat, pour savoir ce que je voulais vivre.

Je voudrais mentionner une aventure qui fut décisive pour moi, mais dont je n’avais pas compris la portée à l’époque. À l’époque où je renonçais à une coopération internationale dans le cadre de mon service national, l’un de mes amis avait fait le choix, lui, de faire son service comme coopérant avec la DCC. Il partit pendant deux ans au Burkina Faso. Là, en parallèle de sa mission, il monta un programme de parrainage scolaire, grâce à deux associations, l’une au Burkina Faso pour identifier les élèves et les parrains et marraines locaux, l’autre en France, chargée de mobiliser des parrains et marraines français et de faire le lien avec la partie burkinabè. J’assumais la fonction de président de l’association française pendant plusieurs années. En 1999, nous avons programmé un voyage au Burkina Faso dans le cadre de cette association, et nous partîmes un mois. Ce fut pour moi un électrochoc. Je découvris l’Afrique – dont le rêve me taraudait depuis des années – et un état de liberté et d’émerveillement permanent. Au cours de cette aventure, non seulement pendant le voyage au Burkina Faso, mais aussi tout au long de mon implication dans cette association, je mis en application des compétences dont je constate aujourd’hui qu’elles résonnent avec ce que je fais professionnellement maintenant. Planifier, organiser des activités, suivre et évaluer, rencontrer les partenaires, sensibiliser, communiquer, définir des stratégies, prendre des décisions, etc. tout cela constitue une bonne partie de mon travail actuel, et c’est avec cette association que, sans m’en rendre compte, j’en ai jeté les bases.

À ce besoin de marquer un temps d’arrêt dans ma vie, pour remettre à plat mes choix personnels et professionnels, un volontariat avec la Délégation Catholique pour la Coopération me donna l’occasion de trouver des réponses. Je dirai que ces réponses sont arrivées d’elles-mêmes. Un volontariat de trois ans me ramena sur la terre d’Afrique, au Tchad, plus exactement. Je ne rentrerai pas dans les aspects personnels de ma vie, même s’il est impossible de séparer totalement les registres. D’ailleurs, je n’ai jamais aimé être tiraillé entre mes aspirations personnelles et mes options professionnelles. Grâce au volontariat, j’ai pu rejoindre le secteur de la solidarité internationale, puis de la coopération au développement. Après mon volontariat, j’ai commencé à travailler en ONG, d’abord au Tchad, puis en France, puis de nouveau au Tchad. D’emploi en emploi, mes compétences se sont consolidées, j’ai gagné en expertise, j’ai appris le métier – sur le tas, si je puis dire. C’est tardivement que j’ai constaté combien mes expériences parallèles à mon parcours d’étudiant, puis à mon parcours professionnel, sont constitutives de mes choix d’aujourd’hui. Je pense avoir trouvé un secteur d’activité, un métier et une organisation dans laquelle je m’épanouis. Je pense que je suis assez bon dans ce que je fais, les résultats le prouvent, et je réalise que mon poste actuel m’ouvre des possibilités. Pas pour tout de suite, mais l’horizon est ouvert.

En écrivant ce long texte, j’espère partager une expérience qui pourra être utile à d’autres. Dans mon cas, les choix professionnels ont longtemps été tributaires de représentations et de choix qui ne m’ont pas permis de voir d’autres domaines, dans lesquels je pouvais pourtant m’épanouir. Il ne s’agit pas de regretter ou de reprocher à qui que ce soit ces évolutions. J’ai fait les choix qu’il m’était possible de faire, et même s’il m’a fallu du temps pour trouver un métier qui me donne l’impression de vraiment me convenir, ce que j’ai fait par le passé m’a façonné. Je crois, cependant, qu’il est bon, lorsqu’on cherche sa voie professionnelle, d’écouter et de regarder ce que l’on fait ailleurs, dans le domaine associatif ou bénévole, ou pendant son temps libre. Très souvent, les activités que l’on fait « à côté » nous permettent de mettre en œuvre et de développer des compétences très utiles dans la vie professionnelle, et qu’on apprend rarement à l’école. Aussi, j’encourage vivement les expériences « hors les murs », les engagements associatifs, les chemins de traverse, non seulement pour se changer les idées ou pour s’investir dans une cause importante – cela est essentiel, au demeurant – mais aussi pour s’aventurer, se tester, se découvrir. Et savoir relire ces expériences, et les relier avec ses aspirations professionnelles est fondamental. Je recommande donc vivement de savoir reconnaître aussi dans son parcours « parallèle », associatif ou autre, les compétences et les expertises que l’on mobilise et que l’on engrange, car elles peuvent, de façon tout à fait valable, alimenter un CV et justifier un choix professionnel.

C’est du moins mon expérience, et je dois reconnaître que les bons recruteurs à qui j’ai eu affaire ont su m’aider à repérer et valoriser cela.

Pour conclure, je dirai que, en un sens, la boucle est bouclée. La philosophie n’est pas si loin. De façon générale, je dirais que l’attirail de concepts et les méthodologies que la philosophie enseigne sont utiles dans à peu près tous les domaines professionnels. Dans le secteur du développement, la sociologie, l’anthropologie, la politique, … ne sont pas loin. Travailler dans la coopération, c’est aussi se confronter aux limites de ses propres représentations, devoir comprendre les idées et concepts qui structurent les interventions. C’est aussi rencontrer l’autre, en se laissant remettre en question et recomposer des édifices rationnels qui permettent de guider l’action d’une façon à la fois pertinente et respectueuse – et plus efficace.

Et la peinture ? Je n’ai plus d’activité artistique depuis plusieurs années. J’écris un peu parfois, mais c’est sans commune mesure avec la pratique artistique que j’avais il y a quelques années. Peut-être cela reviendra-t-il un jour, lorsque j’en aurai le temps et la disponibilité. Néanmoins, la créativité est là, dans mon travail. Elle imprègne les interventions, inspire les idées, les choix qui orientent les actions. La créativité, c’est accepter de sortir des sentiers battus, c’est inventer des façons nouvelles de travailler avec les autres et proposer des pistes pour continuer d’avancer. Loin d’être l’application de recettes connues, le développement me semble un domaine riche de possibles à explorer. Le développement n’est ni une science, ni une technique, mais un art dont les contours bougent sans cesse.

mardi 8 mars 2022

L'hébétude

Invasion de l’Ukraine par la Russie, les médias se sont jetés sur l’événement avec une avidité de loups, distribuant les jugements, classant les protagonistes, choisissant leur camp, créant l’indignation et entretenant la palette des émotions. Le spectacle bat son plein. Les spectateurs sont sommés de prendre position, de choisir leur camp – celui de l’Ukraine. L’audimat flambe, les salles de rédaction bouillonnent, les rotatives rugissent. C’est l’extase, l’orgasme. Enfin ! il se passe quelque chose de vraiment tragique, enfin ! l’audience est acquise, gavée à longueur de journée et de nuit, secouée, ballottée, comme une poupée de chiffon qu’un enfant maltraite. La logorrhée des éditorialistes et autres experts, dont les egos ne s’assouvissent jamais d’arrondir leur bouche, d’écouter le clapot de leur langue, de leurs joues, de traîner la voix comme un archet qu’on essuie sur des cordes – se déverse comme l’eau d’un barrage rompu. Ils se repaissent de leurs propres paroles, assurés qu’ils donnent sens à l’actualité, qu’ils décryptent des arcanes réservées aux initiés, initiés à vrai dire d’un rite petit-bourgeois qui les a adoubés à la tête d’une clique privilégiée, et l’hypnose des masses leur remplit les poches.

Il ne s’agit pas de critiquer les médias par principe. Ils furent, sont un organe de la démocratie. Mais ils furent, sont et continueront d’être des acteurs essentiels de la structuration, de l’organisation, de l’administration du pouvoir. Notre cerveau est fait pour l’illusion, pour la crédulité. Nous avons besoin de nous laisser convaincre, d’adhérer à une explication, une cause, une raison. Nous avons besoin de l’illusion de participer au pouvoir. Les non-dupes errent, comme disait l’autre. Les médias de masse – au nombre desquels se rangent les réseaux sociaux – manient les ficelles de la persuasion avec beaucoup d’application, de patience et d’adresse.

À moins d’appartenir au petit cercle de ceux qui décident des guerres et des opérations, ou au petit cercle de ceux qui connaissent vraiment la Russie et l’Ukraine, seules dominent l’hébétude, la peur et l’incrédulité, et pour les ukrainiens, la terreur de savoir que l’on peut disparaître au souffle d’une bombe, au filet d’une balle, que ceux que l’on aime peuvent s’évanouir dans une explosion. Et l’on pourrait survivre, soi seul, et avoir à continuer d’exister avec en soi comme dans un cimetière, cette assemblée d’âme à jamais mortes, vociférant dans la cellule opaque des entrailles, sans porte, sans fenêtre, sans espoir. Le fait d’être victimes de la guerre ne les place pas dans le camp des bons – ni des mauvais – mais dans le camp des victimes, et notre humanité nous encourage à les soutenir et à compatir – et oui, compatir ne sert à rien, mais ne sommes-nous pas faits ainsi. D’ailleurs, le soudard qui sert les intérêts d’une main dressée loin au-dessus de lui, est aussi une victime. La majorité des russes ne s’y sont pas trompés. Les ukrainiens sont leur frères et sœurs humains.

Rien, et surtout pas une explication quelle qu’elle soit, ne soulage de la guerre, de la mort. Quelles que soient les raisons de cette guerre, il s’agit d’accepter de ne pas comprendre, de ne pas savoir, de ne pas pouvoir. De ne pas se laisser piéger au miroir des savants. Les explications rassurent – et révèlent notre impuissance. Elles entretiennent l’impression que l’on est à l’abri, parce que l’on peut parler, parce que l’on croit avoir compris quelque chose. Comprendre, c’est déjà pouvoir. Pourtant, savoir que l’on va avoir mal quand on se fait mordre n’empêche pas d’avoir mal quand on se fait mordre. La guerre est abominable et les justifications ne la rendent pas moins abominable. Elles détournent l’attention vers l’espoir d’une maîtrise hors de portée. Les analyses et les commentaires qui tournent en boucle à la télé, dans la presse écrite, à la radio, sur les réseaux sociaux, sont des conversations salonnières pour se donner le change. D’ailleurs, l’obscénité de certaines poses est proportionnelle au luxe de pouvoir gloser. Ceux qui subissent la guerre n’ont pas grand-chose à faire de toute cette griserie cérébrale, qui ne change rien à la fureur des munitions, des missiles, des grenades qui pleuvent sur eux. Dans la confusion, dans l’angoisse et l’horreur, ce qui compte, c’est de se parler les uns aux autres, de se serrer les uns contre les autres. D’échanger un regard, un rictus qui essaie de dire le désarroi et la compassion, parce que l’on sait que l’autre en a autant besoin que soi – peut-être plus. C’est être là, trembler, prier, parler à l’âme du monde pour que la folie des hommes cesse. Les grandes épreuves sont solitaires, solidaires et silencieuses.

Je n’ignore pas la folie de Poutine, sans doute hanté par l’obsession de recomposer l’empire soviétique d’autrefois – et la présence russe au Sahel ravive d’ailleurs une époque où de nombreux dirigeants africains voyaient dans le communisme une option politique pour leur histoire. Je n’ignore pas les visées expansionnistes des États-Unis pour l’OTAN. Je n’ignore pas la nécessité pour l’Europe de consolider sa place de grande puissance. Je n’ignore pas que la raréfaction des ressources minières, la compétition pour l’accès aux sources d’énergie, pour la domination économique, fournissent la raison d’être des conflits, de celui-ci comme de tant d’autres. Mais ces explications, toujours partielles, jamais suffisantes, n’effacent pas l’horreur de la guerre, et ne doivent pas occulter notre impuissance. Il est facile de se goberger sur les plateaux des chaînes d’information, lorsqu’on est loin du feu. Et les propos autorisés n’étouffent pas le crépitement des armes.

Invasion de l’Ukraine par la Russie, voilà bien l’événement le plus désolant, le plus implacable, la menace la plus sérieuse sur nos sociétés qui avaient tendance à oublier que les conflits, la guerre sont une expérience somme toute assez banale de l’humanité – parce que la guerre demeurait une émission télévisée. Banale ne veut pas dire souhaitable, ni acceptable. Dans les guerres, c’est toujours la même affaire. Le peuple, les humains ordinaires paient l’ardoise de la folie des puissants qui les dominent. Folie, car l’aventure actuelle nous rappelle les conséquences d’une représentation du monde prise unilatéralement comme moteur du changement – représentation jugée préférable au monde actuel. Un homme, quelques hommes, ont décidé qu’il est préférable que le monde se conforme à l’idée qu’il s’en font.

Mes pensées vont aux ukrainiens chassés de chez eux, à toutes les personnes qui perdent tout, qui sont séparées des leurs, qui n’ont plus de famille, plus de toit, plus de biens, plus de pays. Mes pensées vont aussi à mes amis russes à Paris et ailleurs, à Irina, Maria, Macha, Masha, Alexander, Kara – je vous serre contre mon cœur. Je pense à cette grande culture poétique, créatrice, à ces grands spirituels qui transfigurèrent jusqu’à l’image du Fils de l’Homme dans leurs icônes pour nous rapprocher de lui.

Si loin de l’Ukraine, de la Russie et de l’Europe, je suis étourdi par ce dont j’entends parler. Je me sens impuissant, sauf à répéter que cette guerre, quels qu’en soient les motifs, est inique et condamnable – toute guerre ne l’est-elle pas ? Il n’en résultera que chaos, souffrance et destruction. Et quelle que soit la victoire, il ne s’agira jamais que de la victoire d’une poignée d’hommes à l’abri de palais, en proie à leurs propres démons. D’autres, innombrables comme chaque fois, auront payé. Et il sera trop tard pour demander pardon.

jeudi 21 mai 2020

Le développement est-il néolibéral ?

Les critiques adressées au développement tendent parfois à en faire un avatar de la mondialisation néolibérale. Ces critiques s’apparentent souvent à des reproches, et des alternatives aux tendances dominantes à l’œuvre dans les politiques de développement sont parfois imaginées et promues. Si ces critiques s'apparentent parfois à la critique de la colonisation puis de la décolonisation, la référence à la mondialisation néolibérale demande à être précisée, tant la réalité recouverte par la notion de « néolibéralisme » semble difficile à circonscrire.

Ainsi, lorsqu’on affirme que le développement est une expression ou une forme de l’idéologie néolibérale, que veut-on dire ? En quoi l’aide apportée à autrui peut-elle être assimilée à l’exploitation de l’autre dans l’objectif d’une accumulation de capital potentiellement indéfinie, et d’une disqualification de tout ce qui pourrait entraver l’accès de l’individu à la satisfaction de ses intérêts ? Ces questions sont d’autant plus légitimes que nombre d’acteurs de l’aide au développement sont issus de parcours dans des cursus de sciences sociales, qui les initient à la critique des systèmes qui sont responsables de la misère et de l’exploitation. Beaucoup de ces acteurs affichent une sensibilité politique qui se situe plutôt à gauche du paysage politique, lorsqu’ils ne se revendiquent pas explicitement d’un anti-libéralisme ou d’un altermondialisme plus ou moins militant.

Les réflexions qui suivent ne prétendent pas répondre à l’ensemble de ces interrogations, mais plutôt montrer selon quelles approches il est permis de dire que le développement est l’une des formes que prend la mondialisation néolibérale dans les pays de ce qu’on appelait autrefois le tiers-monde – et qu’on ne sait plus vraiment comment appeler aujourd’hui, les expressions telles que « pays en voie de développement » ou « sous-développés » ayant montré leur inadéquation – ou trahissant trop bien l’intention à l’œuvre dans ces programmes de développement(1).

Angle généalogique

La première approche est généalogique. Les visions de l’homme qui président à la formulation des buts et objectifs du développement et qui sous-tendent l’ensemble des actions de développement – ou une grande partie d’entre elles – résultent d’une élaboration conceptuelle qui s’est forgée dans le cadre des théories anglo-saxonnes du droit, de l’économie, de la philosophie, etc. Les cadres interprétatifs et les politiques à l’œuvre dans ce champ sont des constructions largement tributaires des doctrines néolibérales, et le développement met en œuvre les mêmes cadres, les mêmes principes et utilise les mêmes concepts.

Angle téléologique

La deuxième approche est téléologique. Les fins visées par le développement correspondent grosso modo à l’état des sociétés occidentales industrielles ou post-industrielles – c’est-à-dire au modèle capitaliste néolibéral. Cet état définit l’horizon vers lequel sont censées tendre les sociétés (et les individus) qui ne sont « pas encore » parvenues à ce stade de développement.

Le développement est alors guidé par l’ambition de créer les conditions de la capacité de l’individu à satisfaire ses besoins et ses désirs – ou, plus exactement, les conditions du fait qu’il considère que cette recherche doit devenir le principe directeur de son existence individuelle et collective. Il ne s’agit pas tant de faire en sorte que chaque personne puisse effectivement satisfaire ses besoins, que de faire en sorte que chaque personne considère que le fait de rechercher cette satisfaction est la forme accomplie du devenir humain. Aussi, tout ce qui viendrait entraver cette recherche – et donc l’établissement de ses conditions de possibilité – est par principe illégitime.

Le corollaire de cette vision, c’est qu’elle détermine une séparation entre société historiques et sociétés anté- ou anhistoriques, l’histoire étant alors assimilée au progrès technique. Les sociétés en développement sont alors les sociétés qui ont emboîté le pas de l’adhésion au progrès technique – à la conviction de la nécessité d’une technicisation de plus en plus intégrale du réel – et qui deviennent ainsi les acteurs conscients de la mondialisation néolibérale.

Angle systémique

La troisième approche qui permet d’affirmer que le développement est un avatar de la mondialisation néolibérale est systémique. La mondialisation néolibérale est la superstructure dans laquelle évolue le monde. L’être humain, à toutes les échelles – de l’individu aux réseaux transnationaux, en passant par les groupes et collectifs, les communautés, les nations, etc.(2) – se conforme à cette structure. Le « sous-développement » est alors une figure ou un état du monde néolibéral dans la mesure où celui-ci s’impose de manière inéluctable parce qu’il dispose de moyens illimités. Et ses moyens sont illimités parce que la doctrine néolibérale rejoint chaque individu là où il y est le plus réceptif : l’aspiration à la sécurité, au bien-être, au loisir(3).

Le développement est alors à la fois l’expression de l’idéologie dominante et le processus de déploiement de la superstructure d’une manière toujours plus universelle. Il faut d’ailleurs rappeler que les pays qui ont le plus intérêt à ce que ce système perdure sont également les principaux prescripteurs de l’aide au développement et des orientations des programmes.

On remarquera encore que les réseaux sociaux – qui, il faut le rappeler, gagnent de l’argent grâce aux données qu’ils agrègent sur les comportements, habitudes et intérêts de leurs utilisateurs – font florès dans les pays en développement. La pauvreté et la misère n’ont rien d’incompatible avec la superstructure néolibérale mondialisée, car cette superstructure, un peu comme le dieu de la métaphysique classique, réalise la rencontre de la transcendance et de l’immanence. L’aspiration individuelle au bien-être est à la fois le moteur et l’aliment de la croissance de cette structure.

La force de cette structure, d’ailleurs, c’est qu’elle persiste quoi qu’il arrive : l’esclavage lui convient autant que la liberté – tant que cette liberté ne sape pas ses fondements, c’est-à-dire, tant que l’individu ne décide pas de vivre autrement que comme individu.

Conclusion provisoire

Il est intéressant de remarquer que les mouvements antimondialistes rejoignent peut-être des sociétés plus traditionnelles par ceci qu’elles proposent un mode de vie où l’individu n’est pas le centre des préoccupations. Ce qui résiste au développement, dans les pays où se multiplient les programmes de développement, les structures et les institutions sociales (au sens large), coïncide ainsi avec des théories de la sortie de la mondialisation néolibérale qui proposent à l’être humain une destinée qui n’est pas rivée à l’intérêt individuel égoïste.

Notes

(1) On peut d’ailleurs se demander si l’impossibilité de nommes les réalités d’une façon univoque n’est pas déjà un trait de l’esprit néolibéral. La dislocation du lexique dans l’énumération des cas particuliers est le pendant linguistique de la fragmentation de la réalité en registres irréductibles les uns aux autres.

(2) À tous les niveaux, le cas particulier détermine le champ d’interprétation et d’intervention, en situant le critère du légitime dans le registre de l’intérêt.

(3) À cet égard, le super-riche est la figure aboutie – et inaccessible – de la possibilité de l’assouvissement exhaustif de l’intérêt individuel.

samedi 16 mai 2020

Les « fonctionnaires de la rue des 40 » à N’Djamena : phénomène hors champ humanitaire

Cet article a été initialement publié par la revue Alternatives Humanitaires (Numéro de mars 2019) - http://alternatives-humanitaires.org/fr/2019/03/25/les-fonctionnaires-de-la-rue-des-40-ndjamena%E2%80%89-phenomene-hors-champ-humanitaire/

La capitale tchadienne connaît un phénomène dont elle n’a pas le privilège. Ni réfugiés ni déplacés, ces jeunes qui « montent à la ville » se situent sous les radars des humanitaires comme des politiques. Ils représentent pourtant un chantier auquel les uns comme les autres devraient s’atteler.

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