Après avoir passé près d’une dizaine d’années en philosophie, mon parcours professionnel m’a amené après bien des détours dans le secteur de la coopération au développement. J’occupe actuellement un poste de chef de projet et directeur pays au Tchad pour la Fondation suisse Swisscontact. Je peux dire que je trouve dans mon activité professionnelle actuelle de grandes satisfactions et motivations. Je crois aussi que, avec l’équipe de Swisscontact au Tchad, nous atteignons des résultats. Cela confirme à mes yeux l’adéquation entre moi et mon emploi actuel.
Même si je ne sais pas comment mon parcours professionnel évoluera à l’avenir, je constate aussi que mon activité présente m’ouvre des portes auxquelles je n’avais pas pensé auparavant –ou plus exactement des possibilités auxquelles je n’avais jamais pensé que comme des idées vagues et inaccessibles.
Ce développement de ma vie professionnelle était peu prévisible, et je pense que le récit de mon aventure professionnelle peut apporter des idées ou des pistes à d’autres personnes.
Depuis toujours, j’ai eu un don pour le dessin, et j’ai été encouragé par ma famille dans cette voie. Vers 14-15 ans, j’ai commencé à suivre des cours de dessin et de peinture dans l’atelier municipal voisin. J’ai longtemps investi ce projet de choisir la peinture comme métier, et je me suis beaucoup entretenu dans cette idée.
Le système français nous amène – nous oblige – à choisir très tôt notre voie professionnelle. C’était du moins le cas lorsque j’étais élève, et je pense que, malgré des évolutions, le paradigme reste à peu près le même aujourd’hui. Dès le collège – et même avant – il importe de savoir si l’on va suivre une filière générale ou une filière technique (la seconde étant d’ailleurs généralement plutôt proposée à ceux qui réussissent moins bien à l’école). Les professionnels de l’éducation et les familles s’efforcent de détecter les facilités, les goûts pour les différentes matières, afin d’orienter les parcours selon des aptitudes censées correspondre à des métiers à dominante scientifique, ou littéraire, ou commerciale, comme si ces différentes aptitudes étaient incompatibles, ou comme si un métier correspondait à l’application de compétences acquises à l’école.
Au lycée, l’impératif de choisir se renforce, et l’on doit s’orienter dans un type de spécialisation. Pour moi, les représentations que je m’étais forgées autour de la peinture ont été déterminantes de mon choix, même s’il s’agit d’un choix plutôt par défaut. Étant plutôt doué, comme on dit, je réussissais sans trop me fouler, et je travaillais lorsqu’il fallait remonter mes notes. Cette stratégie montra ses limites en classe de seconde, et je dus redoubler. L’autre option était de suivre une filière gestion, ce qui relevait surtout de la volonté de l’établissement d’avoir de bons chiffres pour maintenir sa réputation. Mon choix se tournait vers une première littéraire, et j’optai donc pour le redoublement, plutôt que pour une filière qui me correspondait assez peu.
Mon redoublement me permit de choisir la filière littéraire, avec assez de mathématiques tout de même, ce qui maintenait l’éventail des possibles assez ouvert. À l’époque, je n’avais pas tellement d’idée de ce que je voulais faire. La peinture me tendait les bras, mais je n’étais pas très sûr de mon choix.
J’ai finalement choisi de faire des études de philosophie à l’université et me suis donc inscrit en DEUG à la Sorbonne. Mon choix peut sembler assez surprenant au regard de mes projets artistiques. Dans mon esprit, à l’époque, il s’agissait de faire un choix un peu pragmatique. Les filières artistiques que l’on me présentait semblaient difficiles d’accès et ce que j’en entendais ne correspondait pas tellement à ce que je voulais faire. On parlait alors d’approches très intellectuelles et abstraites, un peu fumeuses, à vrai dire, quand, pour ma part, il s’agissait surtout de peindre. De plus, les chances de réussir à vivre de ma peinture me semblaient assez minces, et je me disais qu’il serait peut-être plus prudent de vivre grâce à l’enseignement de la philosophie, qui me laisserait à côté le temps de peindre.
À vrai dire, j’ai plutôt bien réussi en philosophie et je me suis intéressé à la philosophie de l’art, qui conjuguait des questions philosophiques, artistiques et religieuses – la religion ayant toujours été à l’arrière-plan de ma réflexion philosophique. Après une maîtrise en philosophie de l’art, la piste du doctorat m’apparut assez solide. Ma première tentative de passer l’agrégation de philosophie s’est soldé par un échec relatif, car je réussis les épreuves écrites, et échouai aux épreuves orales avec une moyenne qui ne me plaçait pas très loin des derniers admis. Ces succès et demi-échecs m’encouragèrent à poursuivre en philosophie.
En parallèle de mes études, il arriva un temps où je fus obligé de commencer à gagner ma vie. J’avais eu la possibilité de loger chez mes parents pendant un bon moment, ce qui m’avait aussi permis d’éluder cette nécessité de me prendre en charge. De petits boulots de surveillants en petits boulots de surveillants, je n’avais pas eu beaucoup d’opportunités de toucher au monde professionnel.
Au moment de faire mon service national, j’hésitai à faire un service dans la coopération internationale. À l’époque, j’envisageais de faire un doctorat, qui se présentait plutôt sous de bons auspices, et interrompre pendant deux ans cette dynamique ne me paraissait pas souhaitable. J’optai donc pour un volontariat dans le cadre de la prévention de la délinquance dans les quartiers sensibles, qui me permettait de limiter la césure à une année. Après cette expérience, je repris le cours de mes études.
Après trois ans de doctorat, je n’avais pas grand-chose. Je prolongeai d’une année. Après quatre ans de doctorat, je n’avais pas grand-chose de plus. Je prolongeai encore d’une année. Je renouvelai encore une année. Je passai de nouveau l’agrégation et, de nouveau, j’échouai aux épreuves orales. Bi-admissible à l’agrégation, c'était tout de même quelque chose, un statut.
À l’approche de la fin de ma cinquième année de doctorat, mon directeur de recherche me demanda de lui présenter l’état d’avancement de mon travail, sous forme d’un document de 200 pages. Il m’était encore possible de prolonger de deux ans au maximum, et il fallait des éléments pour justifier une énième prolongation. Je ne fus pas long à réaliser que je n’avais absolument pas de quoi lui fournir cette présentation. Mes recherches m’avaient éparpillé dans mille directions, et je n’arrivais pas à rassembler tout cela dans une vision d’ensemble. Et à vrai dire, j’avais un peu vécu sur mes acquis.
Le besoin de gagner ma vie m’avait amené à travailler en freelance avec une agence web, qu’avaient lancée des amis à Paris. Après bientôt dix ans en philosophie, mon projet de peindre restait en marge de ma vie, et j’éprouvais le besoin de remettre de la créativité dans ma vie. Initialement, je pensais trouver dans une activité de graphiste indépendant l’occasion de raviver cette créativité et de gagner ma vie grâce à une pratique artistique. De prestations en prestations, je m’aperçus assez vite qu’il ne suffisait pas de savoir dessiner pour être graphiste. Je ne connaissais pas le métier. De plus, l’agence avec laquelle je travaillais n’avait pas vraiment besoin d’un graphiste, et me fit plutôt travailler comme développeur. Par goût, j’avais appris à programmer en autodidacte, et je pus mettre à profit ces compétences. De fil en aiguille, mes prestations débouchèrent sur un contrat, et je me consacrai à cette activité, en gagnant progressivement en responsabilités, au point de devenir chef de projet.
Je continuais en parallèle mes activités de peintre, et je pus faire quelques expositions qui eurent un certain succès – du moins à mon échelle. Après plusieurs années, cette activité me laissait insatisfait. Je ne voyais pas vraiment comment je pouvais évoluer dans l’agence qui m’embauchait, et je n’avais pas vraiment envie de continuer dans ce domaine en changeant d’entreprise. De plus, des raisons personnelles m’amenèrent à un point de ma vie où j’éprouvais le besoin de tout remettre à plat, pour savoir ce que je voulais vivre.
Je voudrais mentionner une aventure qui fut décisive pour moi, mais dont je n’avais pas compris la portée à l’époque. À l’époque où je renonçais à une coopération internationale dans le cadre de mon service national, l’un de mes amis avait fait le choix, lui, de faire son service comme coopérant avec la DCC. Il partit pendant deux ans au Burkina Faso. Là, en parallèle de sa mission, il monta un programme de parrainage scolaire, grâce à deux associations, l’une au Burkina Faso pour identifier les élèves et les parrains et marraines locaux, l’autre en France, chargée de mobiliser des parrains et marraines français et de faire le lien avec la partie burkinabè. J’assumais la fonction de président de l’association française pendant plusieurs années. En 1999, nous avons programmé un voyage au Burkina Faso dans le cadre de cette association, et nous partîmes un mois. Ce fut pour moi un électrochoc. Je découvris l’Afrique – dont le rêve me taraudait depuis des années – et un état de liberté et d’émerveillement permanent. Au cours de cette aventure, non seulement pendant le voyage au Burkina Faso, mais aussi tout au long de mon implication dans cette association, je mis en application des compétences dont je constate aujourd’hui qu’elles résonnent avec ce que je fais professionnellement maintenant. Planifier, organiser des activités, suivre et évaluer, rencontrer les partenaires, sensibiliser, communiquer, définir des stratégies, prendre des décisions, etc. tout cela constitue une bonne partie de mon travail actuel, et c’est avec cette association que, sans m’en rendre compte, j’en ai jeté les bases.
À ce besoin de marquer un temps d’arrêt dans ma vie, pour remettre à plat mes choix personnels et professionnels, un volontariat avec la Délégation Catholique pour la Coopération me donna l’occasion de trouver des réponses. Je dirai que ces réponses sont arrivées d’elles-mêmes. Un volontariat de trois ans me ramena sur la terre d’Afrique, au Tchad, plus exactement. Je ne rentrerai pas dans les aspects personnels de ma vie, même s’il est impossible de séparer totalement les registres. D’ailleurs, je n’ai jamais aimé être tiraillé entre mes aspirations personnelles et mes options professionnelles. Grâce au volontariat, j’ai pu rejoindre le secteur de la solidarité internationale, puis de la coopération au développement. Après mon volontariat, j’ai commencé à travailler en ONG, d’abord au Tchad, puis en France, puis de nouveau au Tchad. D’emploi en emploi, mes compétences se sont consolidées, j’ai gagné en expertise, j’ai appris le métier – sur le tas, si je puis dire. C’est tardivement que j’ai constaté combien mes expériences parallèles à mon parcours d’étudiant, puis à mon parcours professionnel, sont constitutives de mes choix d’aujourd’hui. Je pense avoir trouvé un secteur d’activité, un métier et une organisation dans laquelle je m’épanouis. Je pense que je suis assez bon dans ce que je fais, les résultats le prouvent, et je réalise que mon poste actuel m’ouvre des possibilités. Pas pour tout de suite, mais l’horizon est ouvert.
En écrivant ce long texte, j’espère partager une expérience qui pourra être utile à d’autres. Dans mon cas, les choix professionnels ont longtemps été tributaires de représentations et de choix qui ne m’ont pas permis de voir d’autres domaines, dans lesquels je pouvais pourtant m’épanouir. Il ne s’agit pas de regretter ou de reprocher à qui que ce soit ces évolutions. J’ai fait les choix qu’il m’était possible de faire, et même s’il m’a fallu du temps pour trouver un métier qui me donne l’impression de vraiment me convenir, ce que j’ai fait par le passé m’a façonné. Je crois, cependant, qu’il est bon, lorsqu’on cherche sa voie professionnelle, d’écouter et de regarder ce que l’on fait ailleurs, dans le domaine associatif ou bénévole, ou pendant son temps libre. Très souvent, les activités que l’on fait « à côté » nous permettent de mettre en œuvre et de développer des compétences très utiles dans la vie professionnelle, et qu’on apprend rarement à l’école. Aussi, j’encourage vivement les expériences « hors les murs », les engagements associatifs, les chemins de traverse, non seulement pour se changer les idées ou pour s’investir dans une cause importante – cela est essentiel, au demeurant – mais aussi pour s’aventurer, se tester, se découvrir. Et savoir relire ces expériences, et les relier avec ses aspirations professionnelles est fondamental. Je recommande donc vivement de savoir reconnaître aussi dans son parcours « parallèle », associatif ou autre, les compétences et les expertises que l’on mobilise et que l’on engrange, car elles peuvent, de façon tout à fait valable, alimenter un CV et justifier un choix professionnel.
C’est du moins mon expérience, et je dois reconnaître que les bons recruteurs à qui j’ai eu affaire ont su m’aider à repérer et valoriser cela.
Pour conclure, je dirai que, en un sens, la boucle est bouclée. La philosophie n’est pas si loin. De façon générale, je dirais que l’attirail de concepts et les méthodologies que la philosophie enseigne sont utiles dans à peu près tous les domaines professionnels. Dans le secteur du développement, la sociologie, l’anthropologie, la politique, … ne sont pas loin. Travailler dans la coopération, c’est aussi se confronter aux limites de ses propres représentations, devoir comprendre les idées et concepts qui structurent les interventions. C’est aussi rencontrer l’autre, en se laissant remettre en question et recomposer des édifices rationnels qui permettent de guider l’action d’une façon à la fois pertinente et respectueuse – et plus efficace.
Et la peinture ? Je n’ai plus d’activité artistique depuis plusieurs années. J’écris un peu parfois, mais c’est sans commune mesure avec la pratique artistique que j’avais il y a quelques années. Peut-être cela reviendra-t-il un jour, lorsque j’en aurai le temps et la disponibilité. Néanmoins, la créativité est là, dans mon travail. Elle imprègne les interventions, inspire les idées, les choix qui orientent les actions. La créativité, c’est accepter de sortir des sentiers battus, c’est inventer des façons nouvelles de travailler avec les autres et proposer des pistes pour continuer d’avancer. Loin d’être l’application de recettes connues, le développement me semble un domaine riche de possibles à explorer. Le développement n’est ni une science, ni une technique, mais un art dont les contours bougent sans cesse.